Publié le : vendredi 27 mai 2022

Au Liban, la grogne populaire fait une entrée timide au Parlement

liban parlement grogne populaire - La Diplomatie

Empêtré dans une crise multidimensionnelle – économique, sociale, politique, bancaire – depuis trois ans, le Liban peine à renouveler une classe politique largement responsable du marasme dans lequel s’enfonce le pays chaque jour un peu plus. Les dernières élections législatives, qui se tenaient le 15 mai, n’ont pas réussi à renverser le statu quo, même si quelques figures apparues lors du mouvement de contestation d’octobre 2019 sont, localement, parvenues à faire leur entrée au Parlement libanais. Une percée symbolique mais insuffisante pour espérer endiguer la corruption qui gangrène, au pays du Cèdre, tous les étages de la société.

Des élections pour rien ? Les citoyens libanais étaient appelés, le 15 mai dernier, à élire leurs nouveaux députés, et ce alors que le pays du Cèdre traverse l’une des pires crises de son histoire. Effondrement économique et social, crise monétaire et bancaire – depuis 2019, la livre libanaise a perdu plus 90% de sa valeur face au dollar –, inflation hors de contrôle – les prix ont augmenté, en moyenne, de près de 85% en 2020 et de 155% l’année dernière, les prix des denrées alimentaires ont été multipliés par onze  –, impossibilité de retirer de l’argent liquide, paupérisation de 80% de la population… : rien n’aura été épargné aux Libanais, qui ont, de plus, dû faire face à la crise liée au Covid-19 ainsi qu’aux conséquences de l’explosion dévastatrice survenue, en août 2020, au cœur du port de Beyrouth (200 morts, 6 500 blessés, 8 milliards de dollars de dégâts).

A cette série d’épreuves se surimpose une inédite et toujours plus profonde crise politique, le Liban apparaissant totalement paralysé par une élite politico-économique d’autant moins encline à sortir le pays de l’ornière qu’elle a intérêt à perpétuer le système qui l’y a délibérément poussé. Face au risque d’effondrement de leur pays, un mouvement de contestation a néanmoins réuni, en octobre 2019, plusieurs dizaines de milliers de Libanais, qui depuis la rue ont dénoncé la corruption et poussé l’ancien premier ministre Saad Hariri à la démission. Si quelques figures d’opposants ont bien émergé de ce mouvement populaire en partie inspiré du Hirak algérien, la situation du Liban s’est encore dégradée depuis trois ans, plongeant le pays dans une crise multidimensionnelle parmi les plus graves que le monde ait jamais connues. C’est dans ce contexte, hautement volatil, que se sont déroulées les élections législatives du 15 mai dernier.

Recul du Hezbollah et percée de l’opposition

Sans surprise dans un pays cadenassé par un système politique et institutionnel reposant sur une répartition confessionnelle des fonctions officielles et administratives – aux chrétiens la présidence de la République, aux sunnites la tête du gouvernement, aux chiites celle du Parlement, etc. –, le vote du 15 mai n’a permis ni de dégager une majorité claire, ni d’apporter un début de réponse aux impasses dans lesquelles se débat le Liban. Ainsi, au terme d’un scrutin marqué par une abstention de près de 60%, presque toutes les formations traditionnelles ont clamé la victoire. Si le Hezbollah a perdu la majorité dont il disposait jusqu’alors au Parlement, le parti des Forces libanaises (FL) a progressé, sans que les rapports de force ne s’en trouvent réellement bouleversés. Le risque d’une polarisation entre blocs antagonistes fait peser la menace d’une paralysie encore plus totale du Liban, notamment lorsqu’il s’agira de former un nouveau gouvernement et d’élire, en octobre, le futur président.

Sans parvenir à bousculer le statu quo, quelques candidats indépendants – à l’image de l’homme d’affaires et vedette people Omar Harfouch – ou issus des rangs du mouvement de contestation de 2019 ont, cependant, réussi à s’imposer localement : 13 d’entre eux ont ainsi fait leur entrée au Parlement libanais, qui compte 128 sièges. D’une certaine manière, les législatives représentent « une première étape vers l’organisation des forces de l’opposition, qui pourront faire face à ce régime kleptocratique », espérait, quelques jours avant le scrutin, un groupe d’universitaires libanais. « Il y a eu quelques percées très significatives de certains candidats de l’opposition réformatrice alors qu’ils faisaient face à d’énormes obstacles et à des adversaires bénéficiant de réseaux clientélistes très puissants », souligne auprès de France 24 Karim Emil Bitar, directeur de recherche à l’IRIS, qui qualifie néanmoins ces victoires locales de « rééquilibrage marginal, puisque les partis traditionnels seront tous encore présents dans le prochain Parlement ».

Pour le chercheur, « le dégagisme a joué en partie, mais pas assez pour bouleverser un système politique communautaire, féodal et clientéliste devenu complètement sclérosé et dysfonctionnel. Les dés sont tellement pipés à la base, en raison d’une loi électorale taillée sur mesure pour faciliter la reconduction des principales forces de la classe politique, que les quelques percées encourageantes de l’opposition ne suffiront probablement pas à introduire une nouvelle praxis politique et à une refonte des institutions ». Des institutions qui s’apparentent, pour les professeurs signataires de la tribune pré-citée, à « un système économique et politique de kleptocratie redistributive (dont) les membres (…) extraient et se partagent le maximum possible de l’Etat libanais (et) en redistribuent une petite partie à leur base politique, souvent sous forme d’emplois dans le secteur public ».

Corruption endémique

 Bakchich généralisé, échange de faveur contre un emploi, un vote, une inscription à l’université, des soins médicaux ou un permis de construire… : sous toutes ses formes, la corruption est, en effet, endémique au Liban, pays que l’ONG Transparency International positionne au 154e rang sur 180 dans son classement des pays les plus corrompus. A Beyrouth, Byblos ou Tripoli, la « Wasta », c’est-à-dire le piston, le recours aux relations personnelles ou le népotisme, est plus que monnaie courante : c’est une pratique quasi-obligatoire pour qui a les moyens ou les connexions suffisantes pour obtenir tel bien ou tel service. Une corruption rampante dans toutes les strates de la société libanaise, de la rue aux plus hautes sphères de l’État. La compagnie nationale Électricité du Liban, incapable d’assurer plus de quatre heures de courant par jour à ses usagers, est ainsi connue pour être le théâtre de constants détournements de fonds et pour abriter dans ses bureaux un nombre record d’emplois fictifs. Le système bancaire libanais est aussi au cœur de toutes les dérives. L’International Bank of Lebanon a par exemple été condamnée, en ce début d’année 2022, à payer la somme de 2,8 millions de dollars à une coentreprise fondée par Orange et Agility, Iraq Telecom, après avoir été accusée d’avoir pris part à l’affaire Korek, l’une des plus vastes affaires de corruption du secteur des télécoms en Irak, impliquant entre autres des cadres de l’autorité de régulation des télécoms du pays, la CMC. En mars 2022, le gouverneur de la Banque centrale du Liban, Riad Salamé, a ainsi fait l’objet d’accusations d’ « enrichissement illicite », alors même qu’il était déjà l’objet d’un ensemble d’enquêtes judiciaires, au Liban ou à l’étranger.

Le phénomène a pris une ampleur telle que des militants libanais ont décidé, à la fin du mois de mai, de lancer une fausse monnaie baptisée « lollars » ou « monnaie de la corruption ». Les activistes de la Lebanese Transparency Association (LTA) ont ainsi distribué aux passants des liasses de faux billets sur lesquels étaient représentés les catastrophes qui ont frappé le pays au cours des dernières années : explosion du port de Beyrouth, feux de forêt, crise des déchets, pénuries, etc. Une manière tragicomique de dénoncer l’inaction et la collusion des élites libanaises dont rien n’indique, malheureusement, qu’elles aient la volonté de sortir le Liban et ses habitants du marasme dans lequel ils semblent s’enfoncer chaque jour davantage. A la dérive, le pays du Cèdre sera-t-il le premier État « failli » du XXIe siècle ?

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