Réformes démocratiques au Kazakhstan: l’étape 2 de l’indépendance ?
Depuis son indépendance en décembre 1991, le Kazakhstan s’est imposé comme un État fort réputé pour sa stabilité intérieure et ses abondantes matières premières. Après les 30 ans au pouvoir de Noursoultan Nazarbaïev et dans la foulée des émeutes de janvier 2022, le président Kassym-Jomart Tokayev s’impose comme un réformateur voulant consolider la démocratisation du pays.
Par Louis du Breil
Avant la période soviétique et l’invasion russe du XVIIIe siècle, les immenses steppes du Kazakhstan étaient peuplées de nomades turcophones divisés en différentes hordes ou jüz. En l’espace d’une centaine d’années, ces populations ont été sédentarisées et incorporées dans un ensemble politique multiculturel complexe mêlant les structures claniques traditionnelles à la modernité démocratique et libérale. Les grandes villes du Kazakhstan sont ainsi devenues le théâtre d’un spectacle surprenant où mosquées flambant neuves et vieilles églises orthodoxes se dressent côte à côte dans une atmosphère de laïcité naturelle. Des milliers de voitures japonaises dernier cri circulent sur des routes en parfait état qui longent des galeries marchandes tapissées de boulangeries Paul, de Starbucks et de boutiques Apple. Sur les trottoirs, on croise des jeunes filles sans voile habillées à l’occidentale qui s’arrêtent un instant pour boire un café ou des bandes d’adolescents amateurs de skateboard. On y voit des visages aussi variés que ceux des slaves, des Allemands de la Volga et des Kazakhs. Pour accoucher d’une telle société, cette ex-république soviétique est passée par une transition politique contrôlée qui semble franchir aujourd’hui un échelon décisif.
Étape 1 : quel bilan pour l’ère Nazarbaïev ?
En décembre 1991, le Kazakhstan devenait un État indépendant pour la première fois de son histoire et entamait une longue construction politique qui n’avait rien de naturel compte tenu du nombre de défis à relever : concilier une population de 120 ethnies différentes ne parlant pas les mêmes langues et ne pratiquant pas les mêmes religions, aménager un territoire gigantesque largement inhabité et dominé par un climat hostile, échapper à l’enclavement géographique et à une dépendance stricte vis-à-vis des deux imposants voisins chinois et russe, accompagner la transition vers une économie de marché (accès à la propriété privée, libéralisation des prix, réforme du système bancaire…), résister à la volatilité des matières premières dont dépend l’économie et aux convoitises qu’elles suscitent, faire face aux enjeux issus de l’urbanisation et de la croissance démographique, créer les conditions de naissance d’une culture de la démocratie et de l’État de droit…
Et pourtant la passation de pouvoir s’est faite sans heurts ni révolution lorsque l’ancien premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, est élu président en 1991. Il s’était déjà signalé comme un acteur de la perestroïka proche de Gorbatchev et semblait vouloir s’inspirer de modèles de développement comme celui de la Corée du Sud pour développer le Kazakhstan. Très vite, il met en place un pouvoir autoritaire autour d’un parti unique faisant passer le développement économique avant le processus de démocratisation : « la démocratie n’est pas le point de départ de notre chemin, c’est le point final de notre destination » déclarait-il en 2015, à l’orée de son cinquième mandat. A son actif, Nazarbaïev peut se targuer de la multiplication par 7 du PIB national entre 1990 et 2019[1], de l’association du Kazakhstan à une réputation de stabilité intérieure attirante pour les investisseurs étrangers et du maintien de l’unité nationale dans un pays pluriethnique en quête d’une identité propre. Contrairement à certains de ses voisins d’Asie centrale, le Kazakhstan n’a jamais sombré dans une guerre civile (Tadjikistan) ni dans une dictature violente qui l’isolerait du reste du monde (Turkménistan). Le Kazakhstan se signale de surcroît pour son poids économique régional – il totalise plus de 60% du PIB d’Asie centrale – et pour sa politique multivectorielle de désenclavement qui a fait de l’Union européenne son premier partenaire commercial (40% des échanges et des IDE).
Néanmoins, Nazarbaïev s’est trompé en pensant pouvoir réformer structurellement le pays sans institutions politiques solides et efficaces. Ses grandes réformes de modernisation économique se sont heurtées à un État de droit limité et à la corruption des administrations publiques. Quant à sa réussite économique, si elle n’est pas négligeable, elle est largement due aux hausses successives du cours du baril de pétrole dans les années 2000. Lorsque les prix du pétrole ont chuté dans les années 2010, l’économie a subi de plein fouet son manque de diversification ainsi que les sanctions imposées en 2014 à la Russie, son premier partenaire commercial. Enfin, la vague de privatisations qui a suivi l’indépendance a fait naître un clan puissant de propriétaires fonciers qui s’est accaparé la majeure partie des richesses énergétiques et minières du pays. Ainsi, une étude de KMPG révélait en 2019 que 162 personnes détenaient la moitié du PIB national tandis que 50% de la population vivait avec une moyenne d’environ 1 300 dollars par an. Ce niveau d’inégalités est d’autant plus problématique que ce clan s’est structuré autour de la famille de Nazarbaïev et a fini par monopoliser les postes clés du pouvoir jusqu’à l’arrivée du second président Kassym-Jomart Tokayev en 2019.
Étape 2 : Tokayev peut-il changer la donne ?
En mars 2019, Noursoultan Nazarbaïev annonce subitement sa démission et laisse provisoirement les rênes du pays au président du Sénat Kassym-Jomart Tokayev. Ce dernier est finalement élu en juin avec 70% des voix tandis que l’ex-président garde la main sur les principaux leviers du pouvoir comme le Conseil de sécurité national (défense, police, renseignement), le parti majoritaire Nour-Otan et le conseil constitutionnel. Nazarbaïev se voit également conférer le titre d’« Elbasy » (père de la nation) qui lui assure l’immunité judiciaire à vie. En réalité, l’instauration précipitée de ce système bicéphale semblait laisser bien peu de place au diplomate chevronné qu’était Tokayev. Pour survivre politiquement dans ce modèle hermétique, il devait jouer un jeu à la fois délicat et périlleux pour accommoder les différents barons du clan Nazarbaïev tout en faisant entendre sa voix. En signe de reconnaissance et en témoignage de sa fidélité, il propose immédiatement après son élection de renommer la capitale Astana « Nur-Sultan » selon le prénom de son mentor.
Dès le début de son mandat, Tokayev se révèle être un bon tacticien. Il parvient à ne pas bousculer les élites au pouvoir tout en se plaçant aux yeux du peuple comme le réformateur dont le Kazakhstan a besoin pour achever la démocratisation et la démonopolisation de l’économie nécessaire à la résorption des inégalités économiques. En 2020, il approuve une procédure permettant la tenue de manifestations pacifiques ainsi qu’une série de réformes démocratiques renforçant la lutte contre la corruption, le multipartisme et l’impartialité du processus électoral. Cette politique baptisée « l’État à l’écoute » débouche en 2021 sur la tenue d’élections législatives disputées par cinq partis. La même année, l’abolition officielle de la peine de mort est unanimement saluée par les pays occidentaux.
Mais c’est à l’issue des émeutes violentes de janvier 2022 qu’il parvient à s’imposer définitivement en prenant le contrôle du Conseil national de sécurité et du parti Nour-Otan (renommé Amanat[2]) et en arrêtant pour haute trahison certains des proches de Nazarbaïev comme l’influent Karim Massimov ou le propre neveu de l’ancien président Samat Abish. Toutefois, s’il est désormais évident que les évènements du « tragic january » ont été opportunément débordés par des bandes criminelles au service de hauts fonctionnaires et d’oligarques en exil réticents aux réformes politiques impulsées par Tokayev, il n’en demeure pas moins qu’ils ont d’abord été une révolte sociale réelle et spontanée contre les prix des hydrocarbures et les inégalités économiques. En réaction, le président kazakhstanais s’est saisi sans délai des attentes pressantes de la population en annonçant solennellement le 16 mars une nouvelle série de mesures constitutionnelles dans le sens de la transition démocratique. En bref, il propose une redistribution des pouvoirs politiques à travers le passage d’une forme de gouvernement « super-présidentielle » à une république présidentielle dotée d’un parlement fort. La transparence des autorités publiques au sujet des enquêtes criminelles des émeutes de janvier tend aussi à prouver que le Kazakhstan s’est bel et bien engagé sur la voie démocratique. Elle concerne d’ailleurs aussi bien le traitement des cas criminels que celui des plaintes déposées contre les méthodes d’arrestation et d’interrogatoire utilisées par certains agents des forces de l’ordre.
Kazakhstan : les défis de l’avenir
Sans compter des défis auxquels le gouvernement actuel devra répondre (chômage des jeunes, niveau du système éducatif, exode rural, poids des exportations d’hydrocarbures dans l’économie…), la transition démocratique engagée devra surmonter plusieurs obstacles.
D’abord, il n’est pas certain que les voisins autoritaires chinois et russe voient d’un très bon œil le développement à leur frontière d’une société démocratique libérale proche du modèle occidental. La politique multivectorielle du Kazakhstan se devra d’être plus efficace que jamais pour maintenir un bon niveau de relations diplomatiques avec ses voisins directs qui font aussi partie de ses principaux partenaires commerciaux pendant que la démocratisation se poursuit.
Ensuite, la guerre en Ukraine pourrait avoir la double conséquence d’une part d’affaiblir l’économie kazakhe en fragilisant ses routes commerciales vers l’Europe et en affaiblissant son principal pays-partenaire qu’est la Russie ; d’autre part de précipiter le Kazakhstan dans un bloc sino-russe, peut-être associé à l’Iran, qui menacerait sa politique d’indépendance passant par la multiplicité des partenaires. Mais actuellement, le jeu pragmatique du Kazakhstan consistant à ne pas dénoncer à l’ONU l’opération russe en Ukraine tout en participant à l’aide humanitaire éclaire ce souci de ne pas être assimilé à un bloc ou à l’autre.
Enfin, il reste le défi de construire une démocratie dans un pays où la culture clanique héritée de l’époque soviétique et des trente ans de l’ère Nazarbaïev est ancrée. La démocratie n’est pas seulement un mécanisme mais aussi une culture qui demande du temps et des relais au sein des élites pour apparaître. Tokayev peut néanmoins compter sur la confiance de la population kazakhstanaise qui observera avec attention la mise en pratique de ses dernières déclarations.
[1] 26,933 milliards US$ en 1990 à 181,667 milliards US$ en 2019 et un pic à 236,635 milliards US$ en 2013 selon les données de la Banque mondiale.
[2] Le changement sémantique est significatif, Amanat veut dire « héritage des ancêtres » quand Nour-Otan voulait dire « rayon de soleil de la patrie ».