Chez les victimes de la Guerre du Vietnam, des plaies ne cicatrisent pas
Une Franco-Vietnamienne victime de l’ « agent orange » a déposé plainte contre les multinationales à l’origine de ce défoliant toxique utilisé massivement lors de la guerre du Vietnam, et dont les méfaits sont encore visibles de nos jours. Le tribunal d’Évry vient cependant de juger cette plainte irrecevable, ce qui symbolise la difficulté pour les victimes de cette guerre de faire reconnaître leurs souffrances. Qu’ils soient menés par des victimes de l’ « agent orange » ou de viols commis par les soldats étrangers, les combats contre l’oubli et l’impunité continuent.
Une octogénaire engagée pour la reconnaissance des ravages de l’agent orange
Tran To Nga est une grand-mère Franco-Vietnamienne de 79 ans victime du tristement célèbre « agent orange », ce défoliant très toxique utilisé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam pendant dix ans, entre 1961 et 1971. Tran To Nga a poursuivi quatorze multinationales de l’agrochimie à l’origine de ce terrible herbicide mais, le 10 mai, le tribunal d’Évry a jugé cette procédure irrecevable. Il a estimé que ces multinationales – dont Bayer-Monsanto – étaient « bien fondées à se prévaloir de l’immunité de juridiction », car avaient agi « sur ordre et pour le compte de l’État américain, dans l’accomplissement d’un acte de souveraineté », donnant ainsi raison à un de leurs avocats qui estimait qu’un tribunal français n’était pas compétent pour juger l’action d’un État étranger souverain dans le cadre d’une « politique de défense » en temps de guerre. Comme le rappelle Tran To Nga dans une interview accordée à Marie-Claire, le dépôt de cette plainte avait rendu possible grâce à « une loi française, unique, permettant à ses ressortissants de poursuivre une personne physique ou morale étrangère pour des faits commis hors Hexagone ».
Tran To Nga a donc perdu un combat qu’elle mène depuis 2014 contre les créateurs de l’ « agent orange » – nommé ainsi en raison des bandes de couleur peintes sur ses fûts de stockage – dont 46 millions de litres ont été déversés par avion et par hélicoptère sur l’ancienne colonie française, afin d’empêcher les combattants communistes de se cacher dans la luxuriante jungle caractéristique de cette région tropicale. On estime que 4,8 millions de Vietnamiens ont été exposés à l’ « agent orange », et les centaines de kilos de dioxine qu’il contenait ont contaminé durablement l’eau, la végétation, les sols, et toute la chaîne alimentaire (les légumes, fruits, lait, viande…), provoquant des maladies et de graves malformations qui affecteraient encore trois millions de personnes à l’heure actuelle. Tran To Nga – qui était journaliste lors du conflit – est l’une des trop nombreuses victimes civiles de l’herbicide, et souffres de pathologies « caractéristiques » de celui-ci : un diabète de type 2 avec une allergie à l’insuline « rarissime », deux tuberculoses, et un cancer. Symbole tragique de l’inscription dans le temps des méfaits de l’ «agent orange », une de ses filles est morte d’une malformation cardiaque. Tran To Nga se bat également pour les enfants qui naissent aujourd’hui au Vietnam et naîtrons demain avec de lourds handicaps, les scientifiques évoquant une « contamination sur cent ans ».
Les Lai Dai Han, des enfants de la honte aux aussi en lutte pour leur reconnaissance
Ce lourd héritage n’est malheureusement pas le seul à être transmis de génération en génération par les victimes de cette « guerre de Trente Ans » asiatique. Si l’ « agent orange » est un terme connu du grand public grâce une relative médiatisation, un autre l’est beaucoup moins : Lai Dai Han, qui signifie «sang mêlé» en vietnamien. Cette appellation péjorative désigne les enfants ayant comme mère l’une dizaine de milliers de milliers de Vietnamiennes violées par les soldats sud-coréens, qui avaient été envoyés par Séoul pour lutter au côté de l’allié américain contre le Front national de libération du sud Viêt Nam. Ces enfants – dont on estime le nombre entre 5 000 et 30 000 – mais aussi leurs mères ont été et continuent à être victimes d’ostracisme, d’exclusion économique et sociale, et de marginalisation dans un pays où les relations sexuelles hors mariage sont tout aussi mal vues que celles avec un individu d’une autre ethnie. Des vies de calvaires donc, nées de violences physiques devenues psychologiques.
Les Lai Dai Han et leurs mères réclament donc logiquement à la Corée du Sud une reconnaissance de leurs souffrances des excuses, mais Séoul continue à nier les crimes commis par une partie non négligeable des 320 000 hommes qu’elle avait envoyés au Vietnam. Aucune enquête n’a été ouverte, alors que 8000 Vietnamiennes ayant attesté des viols qu’elles ont subis sont toujours en vie. Tandis qu’approche la journée des Nations Unies consacrée à « l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit » qui a lieu tous les 19 juin, la communauté internationale pourrait proposer une enquête objective sur le sujet ainsi que des solutions visant à améliorer la vie de ces « héritiers de la honte » et de leurs mères.
Qu’il s’agisse des victimes de l’agent orange ou des Lai Day Han, ces femmes engagées ne réclament pas de vengeance ou de dédommagements pour elles-mêmes, mais une reconnaissance de leurs blessures et une justice pour les enfants. Une condition sine qua non à la clôture d’un douloureux chapitre de la seconde moitié du XXe siècle, qui permettra de renforcer sans zone d’ombre la coopération entre trois pays désormais alliés que sont le Vietnam, les États-Unis et la Corée du Sud.