Publié le : vendredi 14 juin 2019

L’Afrique face à l’instrumentalisation de la corruption

Problème à la fois politique, économique et éthique, la corruption demeure endémique dans beaucoup de pays d’Afrique. Si la lutte pour endiguer ce fléau fait désormais consensus, elle est parfois instrumentalisée pour déstabiliser des rivaux politiques comme au Sénégal ou au Nigeria. Un détournement de la cause qui fragilise la démocratie.

Ce mercredi 12 juin, le premier Forum africain de lutte contre la corruption a ouvert ses portes à Charm el-Cheikh en Égypte. Une initiative du Caire, qui cherche à partager son savoir-faire dans le domaine et améliorer la coopération sur le continent. L’occasion aussi pour les différentes nations réunies de comparer leurs politiques mises en œuvre ces dernières années, notamment d’un point de vue juridique.

Un Forum qui réunit les ministres de l’Intérieur et de la Justice de 51 pays africains, des ONG et des institutions internationales et qui doit permettre, à terme, de faire émerger des engagements et des accords internationaux susceptibles d’encadrer et de favoriser la lutte contre la corruption. L’enjeu est de taille : selon les Nations Unies, le continent africain perd chaque année entre 50 et 80 milliards de dollars dans les flux financiers illicites, soit quasiment un quart du PIB du continent.

Un Forum qui devra aussi se pencher sur un nouvel enjeu, celui de l’instrumentalisation : comment empêcher que la lutte contre la corruption, indispensable et incontournable, ne devienne un prétexte pour déstabiliser une opposition gênante ou contester la légitimité d’un gouvernement élu ? Un sujet de plus en plus d’actualité, notamment en période électorale.

 

Crise au Sénégal

Dernier exemple en date : le Sénégal, où depuis plusieurs jours, la crise politique couve. Le 2 juin dernier, la BBC diffusait un documentaire accusant Aliou Sall, le frère du Président Macky Sall, d’avoir touché d’importants pots-de-vin lors d’un contrat pétrolier. Une information formellement contestée par le gouvernement et le camp présidentiel, qui somme l’opposition de fournir des preuves de ces accusations et de les transmettre à la justice, en vain pour l’instant.

Mais derrière l’aspect juridique, l’affaire est extrêmement politique : le chef de l’État Macky Sall a remporté les deux derniers scrutins présidentiels en mettant en avant sa lutte contre la corruption et son dernier mandat a été marqué par de nombreuses mesures dans ce sens. Un élément-clef de son discours et de sa popularité qui aurait du plomb dans l’aile si cette affaire s’avérait exacte.

Mais le voile du doute plane sur ces accusations : le documentaire s’appuie ainsi largement sur les témoignages et les déclarations de deux personnalités politiques de l’opposition sénégalaise, Mamadou Lamine Diallo et Abdoul Mbaye. Le premier avait attribué des permis d’extraction d’or à la société de son épouse lorsqu’il était conseiller du Premier ministre dans les années 90. Le second, ancien premier ministre du Sénégal et désormais l’un des principaux opposants à Macky Sall, est pour sa part directement impliqué dans l’affaire relatée par la BBC, puisqu’il était aux manettes lors de la signature des accords incriminés, ayant personnellement cosigné le décret d’attribution des concessions pétrolières.

Des accusations qui reposent donc sur les déclarations d’hommes politiques sénégalais eux-mêmes assez éloignés des standards qu’on attend de parangons de vertu. Un décalage entre la gravité des accusations portées et la faible légitimité des accusateurs qui laisse à penser que la lutte contre la corruption sert ici d’outil politique pour fragiliser le gouvernement sénégalais démocratiquement élu.

 

Quand les corrompus se font procureurs de vertu

Une affaire qui rappelle les élections présidentielles au Nigéria en février dernier, lorsque le candidat Atiku Abubakar avait affronté le président sortant (et désormais réélu) Muhammadu Buhari. Une campagne électorale un peu particulière durant laquelle Atiku Abubakar, qui est l’un des hommes d’affaires les plus riches du pays, avait fait de la lutte contre la corruption l’un des axes forts de son discours, promettant « de combattre la corruption mieux que jamais ». Un angle de campagne manifestement destiné à écorner la réputation d’incorruptibilité de son concurrent, ex-général à la retraite.

Un discours resté peu crédible à cause de la réputation sulfureuse de Atiku Abubakar. Celui-ci est soupçonné depuis de nombreuses années de s’être enrichi illégalement lorsqu’il exerçait le pouvoir entre 1999 et 2007, un rapport du Sénat américain publié en 2010 le cite à plusieurs reprises dans une affaire de blanchiment d’argent et le candidat est également accusé d’avoir touché plus de 2 millions de dollars de commission pour un contrat passé avec la multinationale Siemens.

Une instrumentalisation de la lutte contre la corruption pour affaiblir son concurrent qui n’a logiquement pas été prise au sérieux par les électeurs, qui ont largement réélu Muhammadu Buhari.

Il n’empêche : à deux reprises en quelques mois, le sujet de la lutte contre la corruption a été employé comme levier politique pour miner la réputation d’un adversaire. Une utilisation parfois faite par des personnalités peu recommandables.

En Afrique la lutte contre la corruption demeure un impératif, mais le détournement de cette cause à des fins de manipulation pourrait finir par affaiblir sa portée. La conférence organisée à Charm el-Cheikh, qui doit établir les grands principes internationaux, devra prendre en compte ce risque d’instrumentalisation, et fixer des lignes claires entre les révélations d’un scandale et les accusations calomnieuses destinées à tronquer le débat démocratique.

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