Publié le : vendredi 26 octobre 2018

Le double jeu des Émirats arabes unis face aux Frères musulmans

Mohamed ben Zayed Al Nahyane et le Maréchal Sissi

Affublés du surnom flatteur de « Sparte du Moyen-Orient », les Émirats arabes unis mènent une politique étrangère agressive, mais discrète. Du Qatar au Yémen, de la Tunisie à la Libye, on retrouve les agents, les diplomates voire les forces armées de la petite confédération. Un activisme légitimé auprès des Occidentaux par la lutte contre les Frères musulmans. Un discours bien rodé, mais qui cache une « realpolitik » plus complexe.

Depuis 2011, Abu Dhabi se pose comme le champion de la lutte contre l’Islam politique, et plus particulièrement contre les Frères musulmans. En effet, depuis plusieurs années, le torchon brûle entre les monarchies du Golfe et la Confrérie. Le désaccord est en partie religieux et spirituel : les Frères musulmans souhaitent « prendre le pouvoir pour appliquer dans un cadre politique moderne les normes d’une morale religieuse rigoureuse » selon l’islamologue Adrien Candiard. A contrario, le wahhabisme de Riyad ou d’Abu Dhabi n’est pas politique : c’est d’abord un projet intellectuel de transformation de la société par le bas, la politique et l’État étant plus pragmatique qu’idéologique. Les buts et les moyens diffèrent. Mais entre les deux courants, ce n’est pas seulement une divergence de stratégie, c’est aussi une différence dans l’esprit : alors que les Frères musulmans sont révolutionnaires et jouent le jeu de la démocratie partout où ils le peuvent, le wahhabisme défendu par les Émiratis ou les Saoudiens défend les structures traditionnelles de la société et du pouvoir monarchique.

Si les Frères musulmans ont longtemps pu compter sur le soutien financier des riches pétromonarchies du Golfe quand ils avaient des intérêts communs, les Printemps arabes ont mis à jour leurs divergences et leurs oppositions : les premiers soutenaient le mouvement, les seconds y étaient hostiles.

L’activisme de la diplomatie émiratie

En Égypte en 2013, les Émirats arabes unis, appuyés par l’Arabie saoudite, ont largement soutenu le coup d’État du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi contre le président Mohamed Morsi. Ce dernier, Frère Musulman et soutenu par la Turquie, avait été élu quelques mois plus tôt lors de la première élection présidentielle réellement démocratique menée dans ce pays. Pour Abu Dhabi, il était hors de question de laisser l’Égypte, puissance démographique et symbolique du sunnisme, basculer dans l’escarcelle des Frères musulmans.

En 2011, l’arrivée au pouvoir du parti Ennahda en Tunisie conduit les Émirats à couper leurs liens économiques avec le pays. Un moyen de pression considérable, car Abu Dhabi était alors le second partenaire commercial de la Tunisie. Ennahada, très fortement lié aux Frères musulmans, avait alors été confronté à une situation économique particulièrement difficile. Une situation qui bouscule la popularité du parti, qui perd sa place de première formation politique de Tunisie aux élections législatives de 2014 et perd la direction du gouvernement.

Toujours au Maghreb, l’engagement des Émirats arabes unis auprès des troupes du Général Haftar procède de la même logique : endiguer l’avancée des Frères musulmans. En juin 2017, un rapport du panel des experts des Nations Unies sur la Libye confirmait qu’Abu Dhabi avait offert un soutien logistique et technique au général Haftar, maître de l’Est du pays et premier adversaire des milices islamistes libyennes, fortement influencées par la Confrérie. En 2014 déjà, c’est l’aviation émiratie qui avait frappé à Tripoli les positions tenues par ces mêmes milices islamistes. Les Émirats arabes unis sont devenus, en 2018, un acteur essentiel du casse-tête libyen en s’impliquant dans la lutte contre tous les mouvements qui s’apparentent de près ou de loin aux Frères musulmans.

La lutte contre la confrérie est devenue pour Abu Dhabi un « casus belli » permanent, qui légitime sa violation du droit international (comme en Libye, pourtant concernée par un embargo sur les armes) et son bellicisme. Mais la politique extérieure émiratie est-elle au service de la lutte « anti-Frères musulmans » ou l’inverse ? Car finalement, les choix géopolitiques d’Abu Dhabi s’avèrent plus complexes.

Qatar, le prétexte des Frères musulmans

En juin 2017, les Émirats arabes unis entraînaient l’Arabie saoudite et l’Égypte dans un bras de fer politique, économique et diplomatique avec le Qatar. Un blocus et un affrontement largement légitimé par la prétendue influence des Frères musulmans dans le petit émirat. Pourtant, comme le rappelle la chercheuse de la London School of Economics Courtney Freer dans une récente intervention, « la Confrérie n’est pas implantée actuellement au Qatar, où elle s’est autodissoute en 1999 ». « Les Frères musulmans n’ont jamais formé de force politique » au Qatar, poursuit l’experte, où ils « avaient ten-dance à se focaliser sur la politique sociale », analyse-t-elle dans une autre tribune publiée sur Middle East Eye. « Aujourd’hui, sans moyens de diffuser leur idéologie à travers une publication officielle ou même dans un lieu de rencontre officiel, les Frères musulmans qataris ne semblent pas nourrir d’ambitions au-delà de la poursuite d’activités intellectuelles et spirituelles », selon Courtney Freer.
« Peut-être en raison de l’absence d’ouvertures politiques — et en partie de la satisfaction générale vis-à-vis du système actuel —, le secteur islamiste au Qatar n’est devenu politiquement actif dans aucun type de mouvement réformiste », avance encore la chercheuse. « En outre, comme le gouvernement a exprimé publiquement la nécessité de procéder à des réformes démocratiques, il y a moins de place pour l’agitation dans ce domaine, que celle-ci soit créée par les Frères musulmans ou par tout autre mouvement », conclut Courtney Freer.

En d’autres termes, la lutte contre les Frères musulmans dans la crise du Golfe a bien été un prétexte pour des Émirats arabes unis souhaitant évincer et marginaliser le Qatar, un émirat concurrent qui « marchait sur ses plates-bandes » : compagnies aériennes, tourisme de luxe, finance internationale… Autant de secteurs stratégiques dans lesquels Doha commençait à faire de l’ombre à Abu Dhabi.

Un double discours qui se confirme dans la politique extérieure émiratie au Yémen où Abu Dhabi n’hésite pas à composer avec le parti Al-Islah, la branche yéménite des Frères musulmans, pour juguler l’avance des rebelles houthis, soutenus par l’Iran. En effet, avec la mort de l’ex-président yéménite Ali Abdallah Saleh dans un attentat le 4 décembre 2017, les Saoudiens et les Émiratis ont perdu leur seul allié dans le pays. Contraints de renouveler leurs alliances pour combattre efficacement l’influence de l’Iran, et respectant l’adage « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », les Émiratis n’ont pas hésité à soutenir les Frères musulmans au Yémen.

La diplomatie d’Abu Dhabi s’avère finalement beaucoup plus pragmatique qu’elle ne le prétend. Sa « realpolitik » et sa recherche de puissance se maquillent régulièrement derrière la lutte contre les Frères musulmans. Un discours qui plaît en Occident et qui permet à la petite confédération de mener une politique étrangère agressive, parfois bien éloignée de la lutte contre la Confrérie islamiste, que ce soit au Qatar ou au Yémen.

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